CASWELL, 5 OCTOBRE 1995«
Il n’y a plus aucun espoir. »
C’est ce qu’a dit le médecin aujourd’hui. Il n’y a plus aucun espoir. Je suppose que c’était mérité. Peut-être même l’avons-nous tous mérité. La peste, le sida, le malaise de la société, la faillite, le nucléaire, les guerres de religions, les meurtriers et les bourreaux d’enfants. Peut-être bien que le moindre connard sur cette planète aura mérité de payer de sa personne la simple existence de l’humanité. Le simple fait d’être un crevard égoïste. Le simple fait d’être un monstre. Il n’y a plus aucun espoir a dit le docteur. Il avait cet air désolé impuissant de ceux à qui incombe la lourde tâche de vous annoncer que vos années de jeunesse décadente ont eu raison de votre foie. Cancer en phase terminale annonçait le papier. J’aurais pu ne pas y croire, prendre de grands airs en pestant que Caswell n’a même pas les moyens de se payer un oncologue compétent. Mais je ne l’ai pas fait. A vrai dire, il y a bien longtemps que je sais que ça finira mal pour moi. Que ça finira mal pour tout le monde dans cette petite bourgade pourrie. C’est une punition que nous avons tous mérité.
C'est toujours une histoire de mots sur un papier. Toujours une histoire de mots qui peuvent tout faire basculer.
Il y avait aussi quelque chose d'écrit sur le papier dans les mains de mon père ce jour-là. Quelque chose de bien pire que l'annonce d'une agonie dans d'atroces souffrances.
Il m’a toujours interdit de rentrer dans son bureau. A vrai dire cette pièce me faisait peur à l’époque. Comme si simplement y pénétrer allait changer quelque chose pour toujours. Mais cette fois-ci j’ai été téméraire. Sans doute est-ce le ballon qu’il m’avait confisqué injustement qui a été le moteur de cet acte ou étais-je simplement curieux. J’aurais dû m’abstenir. Vite faire marche arrière avant qu’il ne me prenne la main dans le sac. Mais au lieu des cris, il s’est simplement assit à son bureau et m’a regardé. Au bout d’un long silence, des mots que je n’oublierai jamais.
«
Est-ce que tu crois en l’horreur mon fils ? Est-ce que tu crois au mal absolu ? »
Comme tous les enfants qui naissent à Caswell j’ai appris les grandes lignes de l’histoire de la ville. Sa fondation, sa résistance pendant les grandes guerres coloniales et ses années glorieuses. J’aimais ce patelin et ses habitants. J’ai joué sur le rivage de ses plages, descendu à vélo à toute allure la grande rue du centre-ville jusqu’au phare. Comme les autres enfants j’ai fait des grimaces aux touristes et aux étrangers en disant des gros mots. Comme les autres enfants je racontais des légendes inventées pour me faire peur sur des loups garous dans les bois et des morts enterrés sous le mémorial bizarre. J’étais loin d’imaginer que le monde de mon enfance que je chérissais tant, n’était qu’un tissu de mensonge.
Il n’y a aucune bénédiction ici à Caswell. Nos biens ne sont pas le fruit du dur labeur de nos ancêtres.
Nos pères ont commis l’irréparable.
Caswell, an 1887. La ville va au plus mal malgré les efforts du conseil municipal et des habitants. Plusieurs catastrophes ont rendu les lieux presque fantôme et la famine menace. Pourtant paradoxalement les étrangers affluent et viennent s’installer dans la cité agonisante pour y prospérer. Et ils sont bien les seuls. Les natifs n’ont jamais apprécié ce qui venait de l’extérieur et l’homicide accidentel d’un enfant du coin va mettre le feu aux poudres. La famille du meurtrier involontaire est enfermée dans une cellule et les habitants réunis pestent sur la place publique et réclament que jugement soit rendu. Le conseil se réunit pour une dernière délibération. Eux aussi n’avaient pas la cure du cancer.
Pourtant un homme étrange arriva en ville peu de temps après. Les habitants d’abord méfiants l’identifièrent comme quelqu’un de haut placé, peut-être même du gouvernement du comté et n’osèrent pas s’en prendre à lui. Il se présenta très vite aux membres du conseil avec la proposition d’aider à redresser la situation. Les dirigeants furent désagréables et renvoyèrent l’intriguant personnage. Dès le lendemain une violente tempête s’abattit sur Caswell et plongea les rues dans le chaos pendant trois jours. Les habitants terrifiés implorèrent dieu à la clémence mais lorsque la tempête cessa, la moitié des habitations étaient détruites.
Alors il ne resta plus de larmes et de plaintes ; elles étaient toutes épuisées. L’homme revint et cette fois les membres du conseil et les citoyens écoutèrent. On maudit sur les étrangers, on cria à la sorcellerie. Quoi d’autre qu’une force maléfique pouvait avoir déclenché ce déluge ?
L’homme écouta les habitants puis les fit taire d’un geste comme on arrête un chien d’une laisse. Il parla du mal, rejeta lui aussi la faute sur la sorcellerie. Dénonça les étrangers. Mais il connait la solution a-t-il dit. Rendez votre justice. Éradiquez le serpent qui vous ronge de votre propre épée. Habitants de Caswell, accueillez votre cure.
Et voici ce qu’il leur proposa.
«
Versez-moi le sang d’un seul de vos enfants et Caswell connaitra alors une gloire inébranlable. »
Les civils furent horrifiés. On hurla, cracha, tenta de faire taire l’homme. Mais impérial il contre-proposa.
«
Ou versez-moi le sang de tous ces étrangers et Caswell connaitra la gloire éphémère des maudits. »
Il est étrange de rêver de choses qui ont eu lieu il y a plus de deux siècles. Mais depuis ce jour dans le bureau de mon père, je n’ai cessé de voir dans mes cauchemars les ombres, entendre les hurlements et les pleurs d’enfants. Depuis l’instant où mes yeux cessèrent de lire et se posèrent sur mon père, plus rien de fut comme avant.
Je ne m’amusais plus à raconter des histoires d’épouvante. Je ne riais plus à me moquer des étrangers. J’ai grandis d’un coup, une grosse claque, deux siècles dans les jambes. Et j’ai commencé à entretenir mon futur cancer pour oublier.
Ils les ont capturés. Attachés comme les chasseurs pendent le gibier. Ils en ont trainés certains derrière les chevaux sur les chemins. Tous sans exception ils les ont rassemblés et amenés jusqu’aux falaises. En sorcières ligotées sur des bûchers, une par une ils ont brûlé les femmes et les fillettes, forçant les hommes à endurer la vision de leur calvaire. Puis ils ont mis le feu aux survivants, les regardants courir apeurés et se jeter dans le vide en proie aux flammes pour abréger leurs souffrances dans les eaux glacées.
Avant que les villageois ne réalisent ce qu’ils avaient fait, il était déjà trop tard.
Le pacte était déjà signé.
Plus jamais je ne me suis présenté à la fête de la commémoration de la ville. Plus jamais je n’ai tagué le mémorial sur la falaise. J’ai cherché à fuir Caswell mais y suis toujours revenu. Comme si je ne serais pas libre tant que je n’en aurais pas payé le prix.
Et aujourd’hui voilà que je vais mourir d’un cancer. Dans deux semaines, deux mois, deux ans, qui sait. J’écris ces mots parce qu’ils ont tout changé. J’écris ces mots parce qu’ils vont tout changer de nouveau. Comme ça l’a été pour moi, pour mon père et son père avant lui. Tel est le destin des grandes familles de Caswell. Tel est le péché de nos pères. Telle est notre malédiction, protéger la pire des vérités. Assumer le pire constat sur l’humanité. Sur cette ville.
Caswell va payer. Son déclin s’est déjà enclenché. Je serais mort avant de voir ça. Mais toi, tu auras pris ma place. Je serais toujours là quelque part. A Caswell on revient toujours, peut-être est-ce le cas même décédé.
Et toi mon fils, est-ce que tu crois au mal absolu ?
- Testament de Jack Carpenter