Une cour, grise et pavée, mais singulièrement vide. D'habitude, elle résonne de cris aigus d'enfants et ceux non moins stridents de leurs mères inquiètes, des rires et des conversations des passants. Aujourd'hui, le silence a pris place, soudain troublé par le doux ronronnement du moteur de la voiture hors de prix qui glisse presque imperceptiblement sur le goudron irrégulier. Les reflets de la peinture métallisée non moins coûteuse et exempte de la moindre imperfection chatoient sous les rayons du soleil et attirent les regards des curieux des maisons voisines. Ils se pressent au milieu des murmures en se croyant discrets. Leurs têtes s'agitent, leurs corps se tordent et leurs regards épient, avec le glauque espoir d’entrapercevoir quelque chose. De glaner la moindre information vitale pour alimenter les ragots du coin et rassasier leur insatiable curiosité, mise à vif par la succession d'évènements étranges qui secouent la tranquille ville de Caswell. On attend, on veut savoir. Pire qu'une drogue.

Indifférente, l'Aston Martin freine doucement et s'immobilise au milieu des autres véhicules. La portière s'ouvre et un homme en descend. Il est grand et imposant, mais son visage reste fermé et l'expression sur ses traits est, semble-t-il, soucieuse. Les fringues qu'il porte ont sans doute dû lui coûter également un bras...Même de loin, on voit bien son costume taillé sur mesure, ses chaussures reluisantes et ses cheveux parfaitement peignés. Il est seul, mais pas pour longtemps. A peine s'est-il extirpé de sa voiture qu'un autre homme l'aborde.

- Mr Clarke, merci d'être venu si vite. Le capitaine vous attend.

Le respect force sa voix et la poignée de main qui s'ensuit n'en est pas moins dépourvue. Le nouveau venu se laisse tout de même aller à un sourire pour accompagner le signe de tête qu'ils échangent, avant de se laisser escorter jusqu'à l'une des maisons proches. La porte d'entrée de celle-ci, semblable à toutes les autres, se distingue pourtant par le ruban jaune qui la condamne. Aussitôt arrivés, les deux hommes le franchissent sans hésitation et disparaissent dans le couloir sombre, sous les murmures inaudibles et fureteurs des voisins...Ceux-ci se trémoussent, s'excitent, et s'empressent de faire étalage de leurs hypothèses, toutes plus farfelues les unes que les autres.

Demain, les pages du journal local se noirciront de nouveau, sans doute.


- Capitaine.

Kenneth se tourne vers moi et m'offre son sourire aimable, où l'or d'une dent du fond scintille brièvement dans la semi pénombre de la salle.

- Mr Clarke. Je suis content de te voir.

Malgré les circonstances, la désinvolture est de mise. Kenneth et moi, nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps pour nous permettre cette familiarité en plein travail, même dans les circonstances les plus sombres. Parce que oui, je ne m'attends pas à me trouver face à une affaire sans importance. Cet homme, je le connais bien et s'il m'a fait appelé dans cette maison plutôt sordide, c'est sans doute qu'il a ses raisons.

Alors que j'avance vers lui, mon portable vibre dans la poche de ma veste. Je ne mets que quelques secondes pour m'en saisir, débloquer l'écran tactile et pincer les lèvres en voyant le nom si familier s'afficher. Elaena. Que me veux-telle? Probablement me houspiller et m'insulter pour une énième histoire et un énième problème sans solution, problème auquel je ne sais quelle volonté sans faille la pousse à s'accrocher encore. Moi, je n'ai pas cette force. Normalement, j'évite tant que possible de la suivre dans ses délires, pour éviter de vriller dans une dispute violente. Quant à ses messages, je n'y réponds même plus. A quoi bon, je ne saurais quoi lui écrire. Ce message achève donc sa courte existence comme les autres, bazardé dans les oubliettes de l'appareil sans même être lu.

- Un problème, Ian?

Je secoue la tête.

- Non, tout va bien. Je lui adresse un regard franc. J'ai le droit d'avoir juste l'air soucieux, non? Et toi?

Il va très bien, merci. En même temps, je n'ai jamais vu ce gars malade en autant d'années que je l'ai fréquenté. Et alors que je m'avance vers lui et lui serre la main, il ne manque pas d'ajouter la même question de toujours. Comment va Elaena? Ca fait longtemps que je ne l'ai pas vue. Et la sempiternelle réponse blasée qui traverse mon esprit moi non plus, accompagnée de son hypocrite sœur que je déclame à haute voix et avec un enthousiasme feint. Elle va très bien. Tu sais, les infirmières...les horaires allégés et réguliers, ce n'est pas leur tasse de thé. Le visage de Kenneth s'illumine de nouveau. Béni soit le métier de ma femme, vraiment, et sa capacité à faire passer mes mensonges au travers de la suspicion des gens. Si elle avait été fonctionnaire, j'aurais eu plus de mal. Tu lui passeras le bonjour de ma part.

Bien sûr. Je lui enverrai un pigeon voyageur si jamais je la trouve. Bon dieu. Mentir est plus que pénible, mais avec le temps, cela fait office de passeport à la tranquillité. De vérité arrangée. On s'en contente, on s'en abreuve, on en vient à y croire même. Après tout, il y a des chances pour que ma femme soit en train de travailler à cette heure-là. J'ai souvent des retours et des compliments sur son travail et dévouement, alors cela prouve bien qu'elle n'est pas en train de faire la fiesta. A moins qu'on ne me le dise pour me passer la pommade, ce qui pourrait tout aussi bien être vrai.

- Le cadavre est dans l'autre pièce.

Charmant. Les mots crus de Kenneth me ramènent sur terre. On ne s'attarde pas sur sa femme à lui, ça fait deux ans qu'elle a demandé le divorce et qu'elle lui soutire sa pension depuis. Bref, je le suis sans attendre dans la salle voisine, à peine plus éclairée que la précédente, par le biais des rideaux entrouverts. Mais même l'obscurité ne parvient pas à cacher l'horreur. Un cadavre qui git dans une flaque sanguinolente, et nul besoin d'être médecin légiste pour diagnostiquer la mort. Je ne peux détacher mes yeux de ce spectacle morbide, avec la très nette impression que si je n'arrête pas de respirer par la bouche, je vais rendre illico mon petit déjeuner. Et à côté, Kenneth commence son petit topo. C'est un crime, affreux -ils le sont tous- mais il baisse soudain la voix pour rajouter autre chose. Nous sommes pourtant seuls, puisqu'il a congédié tous ses hommes à fouiller l'extérieur, les couloirs et interroger les voisins... mais pour ce qu'il a à me dire, on est jamais trop prudents. Son index, lui, m'indique des endroits précis où des preuves s'étalent. Des preuves qui ailleurs ou avec d'autres, n'auraient pourtant rien de très réel.

Mais ici, on est à Caswell. J'avais raison. C'est une nouvelle affaire, de celles que je n'aime pas, et pour le coup, j'en viendrais presque à maudire Kenneth de m'avoir appelé, moi. J'ai une furieuse impression de déjà-vu et d'horribles images qui m'assaillent, le genre de cauchemars que je peux faire éveillé et que j'exècre. Je prends sur moi, comme toujours. Je hais Kenneth, intérieurement, et laisse échapper un soupir alors qu'il se fend d'un commentaire blasé:

- Et la liste s'allonge...

De toute façon, je n'ai pas vraiment le choix...