PROLOGUE.

Je l'ai acheté en occasion. Il fait du bruit au démarrage, et je le pense pas très 'écologique', mais c'est un vieux 4x4 rouge pas métallisé qui a le mérite de rouler. Moi, ça me suffit. J'ai depuis longtemps oublié de me faire bien voir aux yeux de la société. Le regard perdu au loin de la route qui n'en finit pas, droit devant, j'ai le regard morne et fatigué. Sur le siège passager est posée la lettre. Je me remémore encore la face délavé de ce notaire sur le point de clamser, de ma demi-soeur lui envoyant des coups d'oeil frénétiques, comme si elle craignait qu'il ne fasse une syncope avant de pouvoir lire le partage. La salle exiguë m'avait été étouffante, incommodante : je n'avais rêvé que de deux choses à cet instant : fuir, ou bien refaire le portrait de ma soeur. Je me suis fait violence. Rester ici sans bouger d'un pet, ça m'avait demandé beaucoup de concentration..

"Bien, après révision du dossier, nous allons procéder à la dernière solution au vu de...disons, des difficultés de négociation rencontrées."

En repensant à cette anecdote, j'émets un petit rire amer ...un tirage au sort. Le genre de solution pas professionnelle pour un sou, mais pourtant souvent utilisée. Jouer à pile ou face ou miser sur le noir ou le rouge, d'autant plus que je n'avais jamais été douée pour les jeux de hasard. Il avait mis deux papiers pliés dans une caisse-à-la-con, et on a toutes les deux pioché. Lilith, ma demie-soeur, a jubilé comme un boeuf en dépliant le sien. J'avais reçu une maison, elle avait eu le pognon....et mon poing dans la figure l'instant d'après. Le notaire a appelé sa secrétaire, plus las que surpris..je crois qu'il devait avoir l'habitude de ce genre de situations.

Soupir, je change les vitesses de ma voiture automatique. C'est fou comme la vie peut être chienne, parfois. Qui aurait songé que mon père n'était autre qu'une bite à tête chercheuse, ma mère une malchanceuse de la pilule du lendemain, ma naissance une erreur assumée. Au final, je me rends compte qu'elle n'a fait que des conneries dans sa vie. Je lui en veux pas, c'est ma mère...et puis elle m'a aimée, pas autant que Lilith je le sais, mais elle m'a quand même aimée.
Parfois, je me demande ce qu'aurait été ma vie si elle m'avait laissée à ma grand-mère. Lucie..c'était son nom. Je le connais parce que c'est écrit sur le papier de l'héritage qu'on m'a remis. Elle possédait une maison qui avait jadis dû être belle, mais au vu de la récente photo, je me rends compte que j'ai du boulot niveau rénovations..et pas forcement les moyens.
Nouveau changement de vitesse, je rétrograde pour éviter un accident. Dans mon état c'est préférable, vu que j'ai peu dormi depuis ces deux jours.
..Je me pose des questions, malgré moi. J'avais beau être née à 'Caswell', ma mère avait toujours évité de trop parler de ma naissance, de cette ville, et également de ma grand-mère. Elle n'avait cessé de me répéter que cette dernière était une femme odieuse, très méchante, et que Caswell était une ville remplie de délinquants - en gros, elle voulait m'éloigner le plus possible de cet endroit. A l'époque j'étais malléable, alors j'ai fermé ma gueule et je l'ai crue.
Pourtant j'avais des raisons de chercher. Je me sentais pas...à ma place dans la famille qu'avait construite ma mère. Son mari était charmant, poli, leur fille (Lilith-la-jolie) avait été éduquée avec un soin qu'on avait épargné de me prodiguer, parce que moi j'étais un peu le brouillon dans leur existence, comme un clébard gris et crasseux à côté d'un golden retriever au regard brillant de lucidité. Et on avait beau m'aimer, cela ne les empêchait pas de m'exclure des concours canins. Mauvais critères, hélas..à cause de mon mal-parlé j'ai pas arrangé les choses. C'était plus chouette d'être un trou du cul qui se bourre la gueule (et pas que..), olala le pied, et surtout sembler bien craignos pour pas se faire adopter dans l'école par les gens qui ont la classe. Pardonnez, néanmoins je crois que, même si je l'avais voulu, j'aurais pas pu changer. Question de génome, ou la cause à mon mauvais caractère -au choix. Bref, évitons les violons, j'emmerde les études en psychiatrie, j'emmerde les histoires de pauvre fille pas aidée par la société, parce que, vous comme moi, on sait que c'est faux, et que j'avais toutes les conditions nécessaires pour devenir quelqu'un de classe et de cool.

Je tourne le volant, m'engage sur le sentier de gauche, au milieu de ce véritable no mans'land où quelques camions et stations essences surgissent de temps en temps, et d'abaisser les lunettes qui sont sur mon crâne pour les faire tomber sur mon nez : des Ray-ban (merci, je les ai eues a moitié prix), où le 'never hide' prend en ces lieux tout son sens. J'ai pris l'habitude de m'habiller avec des trucs qui coûtent un bras, parce qu'on m'a éduquée de la sorte et que j'ai grandi dans le quartier de Hollywood. Mon beau-père est un chirurgien plastique de renom qui gagne bien sa vie, et certes j'en ai plus rien à foutre mais du coup j'ai jamais connu la crise. Aujourd'hui, je vis sur mes réserves, je pourrais être totalement déboussolée, mais, au contraire, j'ai plutôt l'impression d'enfin prendre les rennes de mon existence pour la première fois. Je ne regrette rien, hormis peut-être lui, mais comme j'ai pas envie d'en parler je me concentre sur la route jusqu'à ce que le panneau vienne pointer le bout de son nez : Welcome to Caswell.

TEST RP.
1 an plus tard.

C'est à se demander : qu'est-ce que je fous-là-bordel-de-merde? Parce que parfois on fait des trucs et on réfléchit au pourquoi de nos actes qu'après les avoir fait. Mais là, je percute toujours pas pourquoi diable je suis ici.
Je passais en bagnole, j'étais en retard à mon boulot et j'ai aperçu cette carcasse à deux roues écrasée contre un mur en briques. J'aurais pu dépasser la sirène de l'ambulance apprêtée, c'aurait logique et pas du tout égoïste..après tout, à quoi cela aurait servi que j'aille vérifier s'il restait assez de membres attachés au tronc d'un corps pour que ce dernier respire ? Mais je sais pas comment j'ai fonctionné, parce que je me suis bel et bien arrêtée et je suis descendue de la voiture.

Y'a pas mal de gens qui observent la scène, main sur la bouche, front plissé, ou simple curiosité malsaine dans leur regard..
Des débris de tôle, du métal jusqu'au trottoir, et les secours qui demandent aux gens de reculer. C'est alors que je l'aperçois, allongée sur un brancard, par terre. Elle doit avoisiner les..quoi, six ans? Une gamine dans sa petite robe bleue, ses cheveux semblent s'être figés dans le sens de l'impact, on dirait une poupée, mais une poupée faite de chair et d'os. Mon visage est impavide, j'arrive pas à ressentir grand chose en la voyant. Juste un 'C'est trop tôt pour crever', voilà à quoi je pense, tout de suite : trop tôt. Elle est pâle comme la mort, pourtant elle n'a l'air d'avoir que quelques égratignures. Dans ma tête des notions que je me souviens pas vraiment avoir beaucoup suivies en cours me traversent l'esprit : ça doit être d'un genre plus vilain, une commotion cérébrale, une 'hémorragie interne', et je me sens envie d'apporter mon aide - alors que, ok, j'ai un Bac S, mais ça fait pas de moi un chirurgien de renom. Seulement, réfléchir de la sorte, ça a posé des œillères sur mon comportement, ou bien peut être, tout simplement, que je suis plus Lou-Jine. Mais une personne qui prend même pas le temps de se reconnaître et d'essayer de comprendre pourquoi elle bouillonne d'impatience comme une interne dans un épisode d'urgence. Je vois que cette enfant et ses joues crayeuses. Le bruit de l'ambulance m’exaspère, tous ces gens agglutinés..comme des mouches sur du miel me feraient presque serrer les dents....à moins que, je ne les serre réellement? C'est fou. A cet instant, je me sens si agacée que je pourrais déchirer le monde, botter des culs si fort que j'en ferais saigner de la glotte leur propriétaire. Mais comme mon attention est de plus en plus tournée vers la fillette, je fonce vers elle -disons plutôt que je me rue sur son corps, à la limite de me vautrer dessus. J'ai pas choisi de le faire, je l'ai fait, comme un truc vital qui me dépasse. Merde. Je viens de me prendre deux ambulanciers dans la tronche, mais c'est assez pour réussir, in extremis, à attraper le poignet de la fillette. Et alors subitement, tout s'arrête. Pour moi, du moins, c'était comme si la vie venait de s'être mis sur pause, bien que le temps continue de s'écouler normalement. Juste que... j'ai le sentiment d'emmagasiner des informations trop vite et du coup, autour, tout me parait plus lent et moins réactif. Une force me guide alors, un doux murmure qui me fout la nausée. Je ressens quelque chose de glacial caresser ma main puis... c'est comme si toutes les brèches, les fractures, le mauvais sang, et le choc de l'accident qu'avait subi l'enfant s'étaient agglutinés en une masse assez diffuse pour se transférer à mon propre corps. Ce principe d'équivalence me coupe le souffle. J'ai l'horrible impression de m’empaler dans quelque chose de trop large pour moi, qui ferait jaillir mes intestins par tous les trous. Oui, j'ai peur. Oui je me chie littéralement dessus. Les secouristes me ceinturent soudain, beuglant des choses que je suis, sur le moment, bien incapable de comprendre. Je viens de capter que ça n'a duré qu'une seconde, mais la puissance de cette situation vient de me traumatiser. Ils me repoussent en arrière, du coup je m'écrase au sol comme une merde sans réussir à me relever. Je sens que des personnes à côté de moi s'éloignent. Ils doivent sans doute penser que je suis cinglée...je pourrais pas les blâmer pour ça, moi-même je comprends pas ce qui m'arrive. Ils ont alors soulevé le brancard de la fillette pour la mettre à l'arrière de l'ambulance, sous les yeux inquiets de l'assistance. Moi je me fais aucun soucis, je sais qu'elle s'en sortira. Même si je sais pas comment je peux le savoir. Tout ce que je comprends, c'est que je dois dégager d'ici au plus vite pendant que j'ai encore le contrôle de moi-même. L’adrénaline me porte maladroitement jusqu'à ma voiture, on me regarde me démener avec la portière. Bordel de shit, tant pis, j'ai pas la force de bien la fermer. Ca me fait chier, je vois les gens me suivre du regard tandis que je fuis littéralement les lieux. Déjà que j'ai une réputation de merde dans cette ville, ça risque pas de s'arranger. Mais je m'en fous, vraiment, présentement je cherche juste un endroit discret pour garer ma voiture parce que je sens que dans quelques secondes, je pourrais plus...tenir le volant, appuyer sur la pédale, ces choses là. J'essaie de pas trop penser à ce que j'ai fait..mais c'est difficile. Je viens quand même de me prendre pour un putain de guérisseur vaudou! Douleur, je porte une main à mon ventre...j'aperçois l'arrière cours d'une maison. Pas de voiture garée, et même s'il y a quelqu'un dans la maison, j'ai pas le temps. Faut que je me gare, là, voilà, plein frein, la voiture qui cale..m'en branle. Je gémis et ferme les yeux. Pour la première fois, je me sens malade. Réellement malade.