La vie est haïssable des fois. Ou plutôt les gens sont haïssables. Ce sont les gens qui font de notre vie ce qu’elle est - rappelez-vous, une vie c’est tout d’abord des rencontres, les rencontres forgent une destinée - et si des fois c’est heureux, d’autres fois c’est bien triste. Heureusement que ce n’est pas ce connard-là qui détermine la qualité de ta vie, parce que tu gagnerais l’award de vie de merde, à tous les coups. Si tu étais quelqu’un de violent, tu aurais déjà balancé ta clé anglaise dans la gueule de ce mec puis tu l’aurais frappé avec un jerrican d’essence - plein - jusqu’à-ce qu’il crève ou que le jerrican se pète, répandant son contenu sur ta victime à laquelle tu aurais peut-être fini par mettre le feu. Dieu merci, tu n’es pas quelqu’un de violent, loin de là, et c’est ce qui sauve la vie de beaucoup de gens, y compris la tienne dont tu n’as pas l’intention de passer le restant derrière des barreaux. Alors tu ne dis rien, tu ne dis rien et tu essaies de travailler les plus vite possible, ignorant les remarques acerbes de mec qui considère que tu n’es pas capable de t’occuper de sa voiture comme il faut puisqu’il n’arrête pas de te reprendre. T’as envie de te retourner, de lui dire ‘‘bah écoute connard, si tu sais mieux faire ça que moi, démerde-toi’’ et de te barrer en balançant tes outils dans son moteur. Evidemment tu ne le feras pas. Déjà parce que tu es bien trop timide pour oser causer un tel éclat, et aussi parce que tu tiens à ton boulot et à ton salaire, critère non négligeable. Alors tu répares aussi vite sa caisse de merde - parce qu’il aura beau faire comme si lui seul savait la soigner et qu’elle lui était précieuse, c’est une caisse de merde - en sachant que tu seras payée de toute façon, qu’il te fasse chier ou non. Tu détestes quand on t’apostrophe comme ça, tu as l’impression d’être une moins que rien, et c’est exactement ce que ces connards veulent que tu ressentes. Tu es une cible facile pour les insultes de ce genre de gens. Sauf que tu as le pouvoir. Si tu voulais tu pourrais lui exploser sa voiture d’une façon subtile, et il paierait plus de fois. Tu ne le feras pas cependant. Pour la réputation du garage. Parce que si les choses ne sont toujours faites qu’à moitié, les clients vont bien vite se trouver un garagiste, et ce n’est guère dans votre intérêt à Finn et toi. Même si certaines personnes mériteraient bien une leçon, tu n’es pas celle qui leur donnera. Tu n’en as pas la force. Toi, tu as juste la force de te réfugier dans un livre, pas celle de leur foutre un coup de clé anglaise dans l’entrejambe jusqu’à-ce que leur capacité à avoir des enfants soit compromise. T’es pas drôle en fait. Tu es le paroxysme de l’ennui. Et il est la paroxysme du connard. Tu claques le capot avec une espèce de soulagement. ‘‘Pas trop tôt’’ qu’il dit. ‘‘Pas trop tôt’’ que tu penses. Tu le plantes là pour te rendre dans le bureau et lui préparer sa facture, prenant un stylo au hasard. Une addition salée. Il va râler. Mais il va payer, c’est là le plus important. Tu lui tends le papier sans même le regarder et commences à huiler une pièce. Tu l’entends vaguement râler que c’est cher. T’aurais dû mettre un supplément pour manque d’amabilité. Il veut payer en plusieurs fois. Dommage péquenaud, c’est pas le genre de la maison. Il grogne, encore. On dirait un chien à qui on essaie de prendre son os. Il y a des gifles qui se perdent. Franchement. Mais tu lèves juste la tête avec des yeux de petite fille, comme pour t’excuser que le garage n’accepte pas ce genre de paiements. Il faut toujours que tu t’excuses pour tout. Le type sort son portefeuille de sa poche et en retire un certain nombre de billets de cent. Et il voulait payer en plusieurs fois ? Radin spotted. Tu t’essuies les mains sur un torchon et te saisis des rectangles de papier pour les compter et remercier d’une petite voix l’homme. Qu’il se barre maintenant. Et c’est ce qu’il fait. Tu regardes sa bagnole pourrie disparaître dans la rue et tu laisses échapper un soupir de soulagement. La vie est haïssable des fois. Et les aiguilles de cette pendule qui n’avancent pas assez vite... Tu huiles avec application la pièce métallique, attendant le moment de la délivrance. Il sera bientôt dix-huit heures. Bientôt.

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Tu as fermé le garage, baissant non sans mal - comme toujours - le lourd store métallique qui aurait bien besoin d’être huilé. Après qu’il ait claqué contre le sol dans un bruit de fin du monde, tu es rentrée chez toi. A pied. Tu habites au bloc d’à-côté. Il fait déjà presque nuit. Les joies d’un mois de novembre déjà bien avancé. Les joies d’habiter en Nouvelle-Angleterre aussi. Pays pourri. De tous les états où il a été en tournée, il a fallu que William te plante ici. Quel con purée. Et toi t’es restée ici. Stupide petite fille va. Tu jettes un regard vers le ciel gris, cette fois non pas à cause de la présence des nuages mais seulement à cause de l’heure avancée. Génial. Quand il ne fait pas moche, il fait nuit. Tu ne profiteras donc jamais de cette ville. D’un autre côté, l’absence de cumulonimbus rend visible de nombreuses constellations qui brillent comme des ampoules. Oui. Des ampoules. C’est une comparaison tout à fait merdique pour les étoiles. Mais je ne vais pas non plus me lancer dans une grande description poétique des astres qui ont franchement l’air de points lumineux collés sur un plafond noir pour le coup. En rentrant chez toi tu sors ton portable pour découvrir que tu as un nouveau message vocal. Numéro inconnu. Whut the fuck ? Tu l’écoutes. Pick-up 1980 Ford F-250 rouge. Bon, la couleur ne te dit pas grand chose, mais le modèle en lui-même si. Puis tu ne répares pas tous les jours des voitures sur lesquelles un arbre est tombé. Le mec n’avait pas l’air méchant. Mais il te regardait bizarrement. Très awkward. Genre... Genre ça faisait un peu peur. Sur une échelle de Edward Daniels à Hannibal Lecter, on était à un bon petit Renfield. Pas les échelons les plus extrêmes mais déjà suffisamment flippant. J’exagère peut-être un peu, on avait juste l’impression qu’il te surveillait de très près mais sans savoir si c’était pour tes fesses ou parce que tu touchais à son moteur. Celui de sa voiture. Oui. Celui de sa voiture. Enfin. Malgré son échelle de psychopathe-attitude, il n’avait pas l’air spécialement méchant. Puis on parle de Christine là. Christine. Merde. Tu pourrais aller le voir seule mais ce serait bête de le croiser là-bas alors qu’il t’avait invitée à le rejoindre. Tu ressembles déjà assez au socially awkward penguin comme ça sans avoir à en rajouter. C’est en te demandant sérieusement si tu fais la bonne chose que tu réponds par un SMS. Oui. Tu iras voir Christine avec lui. De toute façon tu n’aimes pas mentir, et il aurait fallu que tu te trouves une excuse pour ne pas y aller. Tu as donc un rendez-vous ce soir. Avec un mec que tu n’as jamais vu. Ca promet d’être une soirée intéressante. Comme tu as encore deux heures, tu décides de prendre un bain pour te relaxer et oublier que la journée a été merdique. Tu aimes bien ton boulot. Tu aimes les gens en général. Mais ça n’empêche pas un certain nombre de clients d’être des connards. Comme le dernier là. Ca devrait être interdit d’être comme ça, sérieusement. Bonjour l’éducation, on peut pas dire que papa-maman aient fait un très beau boulot sur ceux-là. Il semblerait que cette ville ne soit pas remplie de parents idéaux. Je t’avais bien dit de ne pas rester dans cette ville. Tu ne m’écoutes jamais. Je dois bien être la seule personne que tu n’écoutes jamais et pourtant je suis ta conscience. Ta logique m’atterre, je dois l’avouer. Tu te plonges dans le bain moussant, veillant à ne mouiller ni tes longs cheveux noirs ni ton livre. Pardon. Ton pavé. Sérieusement, qui lit Notre Dame de Paris ? Tu ferais mieux de t’acheter une télé pour regarder l’incroyable famille Kardashian. Ou même la chaîne littéraire si tu veux. Non ? T’es chiante Charlie. Noie-toi dans ton bain.

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Tu t’es pas noyée. Baignoire : 0 - Charlie : 1. It’s not over. Tu es retournée au garage pour deux choses. D’une, regarder dans les registres pour retrouver la plaque d’immatriculation de celui qui t’a invitée. Parce qu’on ne sait jamais, ça peut être utile de s’en souvenir, dans l’éventualité - un peu tirée par les cheveux - où il y aurait plusieurs pick-ups 1980 Ford F-250 au drive. Histoire que tu ne te retrouves pas à frapper à la fenêtre d’une voiture occupée par la mauvaise personne. Tu es accessoirement allée au garage pour prendre de quoi te rendre au drive. Vu qu’il n’est pas dans tes plans de t’y rendre à pied. Et comme tu habites à deux pas, tu stationnes généralement ton moyen de locomotion ici, avec l’accord de Finn. Tu fais... Petite à côté de la moto qu’on peut qualifier d’imposante. BMW K1200S bleue et argent. Que tu n’as évidemment pas choisie pour sa couleur. Tu l’as achetée d’occasion mais t’en es si bien occupée qu’elle semble neuve. Comme un sou. Neuf du coup, sinon la comparaison n’aurait absolument aucun sens. Après avoir encore une fois refermé avec difficulté le store métallique, tu enfiles ton casque et fais rugir le moteur de ton engin. Tu aimes ce bruit. Tu as donné un nom à ta moto. Oui. Parfaitement. Et tu n’as pas honte. Enfin si, un peu, mais tant pis. Tu l’as appelée Bulldog. Comme la chanson Hey Bulldog des Beatles. Tu t’élances donc sur les routes sinueuses de Caswell à dos d’un bouledogue. Pas de problème. Fuck la logique. Il fait tout à fait noir maintenant, et la lune est haut dans le ciel, mais tu ne l’admires pas quand tu conduis. Tu conduis. Point. Personne ne se met entre ta moto et toi. Métaphoriquement. Parce que physiquement en ce moment, ce serait vraiment étrange. Ce n’est pas la question. Tu suis les courbes de la route en espérant très sincèrement ne pas t’être trompée de chemin, histoire de ne pas arriver au milieu de nulle part. Enfin encore plus au milieu de nulle part que Caswell ne l’est déjà. Ceci dit ça te ferait une excuse en or pour ne pas être au rendez-vous. Excuse qui tombe à l’eau quand tu arrives au drive. Bon, au moins, tu n’es pas paumée. Tu dois être un peu en avance puisque le film n’a pas commencé. Tu tends un peu d’argent au mec qui s’occupe des billets à l’entrée et n’attends pas qu’il te rende la monnaie, te saisissant du ticket et le fourrant dans la poche de ta veste. Tu conduis lentement entre les allées de voitures, essayant de repérer la voiture de celui qui t’a invité. Comment il s’appelle déjà ? Merde. Merde. Me dis pas que t’as oublié son nom. Tu te souviens du modèle exact de sa voiture, de sa plaque d’immatriculation mais même pas de son nom ? Tu es irrécupérable.
C’est là que tu la vois. Cette voiture. Ou plutôt ce pick-up. C’est lui. Tout concorde. Un peu soulagée, tu viens te garer à côté de lui. Tu descends de ton engin et mets la béquille, vérifiant comme une maniaque qu’il n’y a aucune égratignure dessus. Enlevant ton casque, tu te dis un instant que tes cheveux doivent être en bordel. Mais c’est trop tard. Tu ne peux plus rien y faire. Tout est perdu. Et je devrais éviter de plonger plus loin dans le mélodramatique, c’est proprement ridicule. Tu vas frapper à la vitre passager avec un sourire nerveux. Game on. Good luck.