→ Quel est votre sentiment vis-à-vis des étrangers ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre des étrangers ? Les détester parce qu'ils ont la chance de pas être nés ici, c'est complètement con. Gamine, j'les aimais bien. Ils étaient exclus et méprisés ; j'me sentais moins seule, voyez-vous. Mais au final, qu'est-c'que ça peut bien vous faire qu'ils soient nés dans un patelin paumé ou dans une ville gigantesque ? Les étrangers, j'm'en fous. Et puis, maintenant que j'sais c'que je sais, j'trouve ça encore plus con qu'ils soient autant détestés. Mais c'est pas comme si j'allais y faire quelque chose. Si vous voulez passer votre temps à leur cracher dessus, c'est votre problème.

→ Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris la vérité ? Aucune. Je réagis rarement à quoi qu'ce soit, même à ça. Quand le type qui m'sert de géniteur m'a tout expliqué, déjà, il était bourré. C'était l'anniversaire de ma sœur, voyez les circonstances. Alors je l'ai pas cru, forcément. Qui croirait un type complètement ivre qui pleure à moitié en vous disant que c'est votre faute ? Et puis, quand j'ai finalement compris que c'était vrai, j'ai pas été si étonnée que ça, au final. Ouais, c'est immonde et cruel. Mais pas étonnant. L'être humain ne vaut absolument rien, et il est capable des pires bassesses imaginables. C'en est une parmi tant d'autres, pas de quoi mouiller votre petite culotte. L'Homme est un loup pour l'Homme, on vous l'a jamais appris ?

→ Que pensez-vous des récents événements ? Croyez-vous en toutes ces rumeurs surnaturelles ? Question con, vous attendez une réponse con ? C'est pas que j'y crois, je sais que c'est vrai, dans une certaine mesure. J'pense qu'au fond, c'est franchement comique. C'est bien une ville de timbrés, entre ceux qui sont dans la même confidence que moi, et ceux qui savent rien et se croient au pays des bisounours. Tout c'que j'peux vous dire, c'est qu'on est tous dans la même merde. La vie.

→ Avez-vous un secret vous concernant à nous révéler ? Mmh, dites, vous êtes abonné aux questions complètement stupides ? Non, mais parce que, par définition, un secret, ça se dit pas. Sinon, c'est plus un secret. Donc quel serait l'intérêt que je vous le révèle ? Aucun. De toute façon, vous n'avez qu'à fouiner, vous le trouverez peut-être.

→ Avez-vous été témoin dans la ville de choses que vous aimeriez dénoncer ? Quand c'est des trucs illégaux, pas besoin de dénoncer, j'fais mon job et j'fous tout l'monde au trou. Vous seriez surpris de voir combien les menottes, c'est pratique. Si c'est légal, j'en ai rien à branler. Et vous devriez faire pareil. Que la mémé du coin court après les chats avec un balai, que la voisine se soit tapé le jardinier, que le fils de l'épicier se soit bourré la gueule samedi dernier ; qu'est-c'que vous en avez à foutre sérieux ? Ils font bien c'qu'ils veulent, ça les regarde. Quelqu'un vient vous faire chier quand vous vous amusez à mettre des fessées à votre femme ? Non ? Alors arrêtez d'emmerder les autres.

→ Vous êtes pris dans un cyclone. Des débris sont tombés sur la personne qui vous est la plus chère et sur un enfant que vous ne connaissez pas. Si vous la sauvez cette personne vivra avec un handicap terrible mais l’enfant mourra. Si vous sauvez l’enfant il sera indemne mais l’autre mourra. Vous ne pouvez en sauver qu’un, alors que faites-vous ? J'sauve personne. Ni le gosse, parce que l'être cher mourra. Ni l'être cher, parce qu'il sera foutrement handicapé. Ni moi-même, parce que je vois pas l'intérêt. On crève tous.

Parfaite. Pas comme Judith.
Depuis toujours, Judith était constamment comparée à sa sœur cadette. Casey, la petite dernière de la famille Oaken. La gamine à la bouille d'ange qui se faisait aimer de tout le monde en moins de trente secondes. Judith, par contre, c'était une toute autre histoire. Judith, c'était le vilain petit canard. La fille étrange qui avait du mal à se mêler aux autres, la petite rouquine qui devenait écarlate dès qu'on lui parlait. Elle n'avait jamais eu confiance en elle, mais les éloges qu'on faisait à sa sœur devant elle ne faisaient qu'empirer les choses. Tant et si bien qu'elle devenait une adolescente renfermée qui en arrivait à avoir peur des autres. A l'école, elle était exclue. Moquée. On rigolait à son passage, la poussait dans le couloir, la regardait d'un air mauvais. Même ses professeurs la regardaient comme si elle venait d'une toute autre galaxie, comme s'ils ne savaient que faire d'elle. C'était peut-être ça, en fait. Personne ne savait que faire d'elle. Pas même ses propres parents.

Sa mère essayait de la faire changer, sans succès. Son père ne lui adressait même pas la parole. Il avait toujours préféré Casey, c'était un fait que tout le monde savait. Pourtant, les Oaken étant l'une des familles les plus vieilles et populaires de Caswell, ils se devaient de faire bonne figure. En public, il formait une petite tribu parfaite, heureuse malgré la présence gênante de Judith. Judith, la gamine aux sourires trop rares. Judith, la gamine qui se planquait derrière ses cheveux. Judith, la gamine qui portait des fringues bien trop grandes, comme pour se cacher et se noyer sous des couches et des couches de tissu. Judith, la gamine qui était trop bizarre pour être acceptée dans un patelin comme Caswell.

Bizarre pourquoi ? En quoi ne pas aimer les mêmes choses que les autres était un crime ? Là où Casey excellait, Judith échouait. Le sport – la gymnastique surtout – c'était pas son fort. Elle était nulle, se cassant la figure à tout bout de champ, mordant la poussière avec autant de violence que si ses chers camarades l'avaient poussée. La communication, elle n'y comprenait rien. Quand on lui adressait la parole, elle devenait aussi rouge qu'une pivoine et perdait tous ses moyens. Les autres la terrorisaient, elle ne savait jamais comment réagir. Les arts, c'était pas son domaine non plus. Non pas qu'elle y était insensible, loin de là. Seulement, elle était incapable de produire quoi que ce soit. Elle n'avait pas les mêmes doigts de fée que sa cadette.

Les gens n'avaient d'yeux que pour Casey, cette chère Casey, pendant que Judith prenait la poussière, seule dans son coin. Elle passait le plus clair de son temps à se balader en bord de mer, emmenant avec elle un bon bouquin. Qu'il pleuve, qu'il neige, qu'il vente, elle s'en contrefichait. Elle était incapable de rester chez elle, à subir le mépris de son paternel, les regards déçus de sa mère, et la luminosité de sa sœur.

Plutôt rester dehors à choper une pneumonie que de les affronter.


Une raison de vivre. Elle pensait en avoir trouvé une, enfin. En la personne de ce garçon. Il était grand, il était beau, il était charismatique. Elle était frêle, elle était abîmée, elle était invisible. Et il était apparu, comme son sauveur. Il avait fait son entrée dans sa vie, l'avait faite rire, sourire, parler. Il avait ravivé sa lumière rendue trop terne par celle, éclatante, de sa sœur. Il était son premier tout. Premier ami, premier amour, premier amant. Le premier à la faire se sentir aimée.

Mais bien sûr, c'était trop beau pour être vrai. C'aurait été trop simple.

Elle n'était pas la seule. Il entretenait une relation avec une autre fille. Judith avait été assez stupide pour croire à ces douces illusions, à ces doux mensonges empoisonnés. Assez naïve pour penser qu'elle méritait, elle aussi, de trouver quelqu'un qui saurait qui elle était, et qui l'aimerait. Il n'en avait rien à foutre d'elle, voulait juste la mettre dans son lit suite à un pari. C'était cruel, immonde, et humiliant. Elle se sentait trahie, souillée, abandonnée. Elle n'avait plus rien. Pour une adolescente, c'était le meilleur moyen de voir son monde entier s'écrouler. Judith ne pensait pas que les débris de son cœur pouvaient prendre feu. Et pourtant.

La fille en question, c'était Casey. Le dégoût qu'avait ressenti Judith en l'apprenant était tel qu'elle avait du se précipiter aux toilettes pour vomir. Plusieurs mois auparavant, Judith avait découvert que son père entretenait une liaison extra-conjugale. Lui qui se faisait passer pour un mari aimant et un père exemplaire, son masque se fissurait au sein du foyer. Si jusqu'à présent, Judith cherchait à gagner sa reconnaissance de toutes les façons possibles et imaginables, en découvrant le vrai visage de son père, elle avait abruptement stoppé. Il la répugnait. Et voilà que sa propre sœur se révélait être plus ou moins de la même trempe, puisqu'elle se tapait régulièrement le petit ami de Judith, prétendant être une gamine parfaite devant le reste de la communauté. Parfaite, tu parles. Elle n'était pas mieux que Oaken père.

Naturellement, et de manière tout à fait prévisible, c'en était suivi une bagarre entre les deux sœurs. D'un côté, Judith, trahie et meurtrie. De l'autre, Casey, aussi superbe qu'acerbe. Elle disait aimer ce garçon, même plus que Judith. Elle disait qu'elle n'y pouvait rien s'il l'avait choisie elle. Elle disait que Judith n'avait aucun droit d’entacher leur histoire, et qu'elle devait se retirer en silence. Ce qu'elle aurait pu faire. Mais voyez-vous, Judith en avait assez de tout subir en silence, de fermer sa gueule et encaisser les coups répétés, toujours plus violents. Elle voulait, pour une fois, prendre une revanche sur Casey. Casey, qui lui prenait tout. Sa joie de vivre. Sa dignité. Ses parents. Son petit ami. Sa vie. Non, c'en était trop.

Mais Judith ne pensait pas à mal quand elle avait agi. Aveuglée par la peine et la colère, elle voulait simplement faire taire sa sœur, la réduire au même silence que celui dans lequel elle était immergée depuis des années. Quand elle avait reçu cette gifle de Casey, elle avait vu rouge, avait voulu riposté, comme n'importe qui l'aurait fait. Son geste était anodin, celui d'une stupide dispute entre deux sœurs de dix-sept et seize ans. Une simple pression de ses paumes sur les épaules de Casey. Une pression trop forte, trop puissante. Une pression qui avait propulsé l'adolescente contre la barrière de l'étage, si violemment qu'elle était passée par dessus bord. Judith avait eu tout le loisir de voir sa propre sœur perdre l'équilibre, partir en arrière, lever les bras devant elle comme pour essayer d'attraper quelque chose. Mais tout ce que ses mains avaient réussi à saisir, c'était le vide. Judith avait pu voir Casey tomber de ces deux étages, le temps passant comme au ralenti dans sa chute, comme si elle flottait. Et puis elle s'était écrasée au sol avec fracas, son crâne frappant le coin d'une marche, si violemment que le sang se répandit immédiatement. Le temps que Judith comprenne ce qui était arrivé, le corps de sa cadette était déjà inerte, baignant dans ce liquide rouge foncé qui tâchait l'auréole angélique qu'elle avait jadis semblé porter au-dessus de sa tête.

Judith venait de tuer Casey, du haut de ses dix-sept ans, du haut de ce second étage, du haut de sa rage. Et pendant un instant, la chute effectuée par son propre cœur lui donna l'impression de rejoindre sa sœur.


Judith n'était plus. Elle était morte en même temps que sa petite sœur. A la place, on pouvait à présent trouver Jude.

Jude, la fille la plus froide qu'il vous serait donné de rencontrer. La fille qui se fiche de tout jusqu'à la vie elle-même, qui n'aime rien ni personne. Plus rien n'avait d'importance, depuis qu'elle avait tué Casey. Oh bien sûr, sa famille avait étouffé l'affaire, faisant passer ce meurtre involontaire pour un vulgaire accident, une maladresse fatale de la part de la pourtant si habile petite Oaken. L'entière communauté de Caswell s'était réunie pour rendre un dernier hommage à l'adolescente partie trop tôt. Jude s'en souvenait encore parfaitement. Les regards emplis de compassion des citoyens, qui se disaient probablement que les Oaken se retrouvaient avec la fille la moins adorable des deux. Le regard empli de douleur de sa mère, qui ne parvenait même pas à lever les yeux dans sa direction, se noyant dans ses propres larmes et ses piles de mouchoirs. Le regard empli de haine de son géniteur, qui ne lui cachait même pas son dégoût et son désir de la tuer. Oui, Jude s'en souvenait parfaitement.

De même qu'elle se souvenait des jours qui avaient suivi. Les pires de toute sa vie. La douleur était bel et bien là, cruellement présente, tordant ses tripes, l'empêchant d'avaler quoi que ce soit sans le rendre immédiatement. Elle ne pouvait pas le supporter, c'était trop. Trop pour une seule personne, trop pour une gamine de son âge. Alors elle avait trouvé une alternative. Elle avait fermé la porte à toute émotion, avait bloqué le passage de quelconques sentiments, avait verrouillé son cœur. Tant et si bien qu'aujourd'hui, la jeune femme se retrouvait avec un organe atrophié. Mais qu'à cela ne tienne, au moins, la douleur avait disparu, remplacée par un froid glacial.

Elle était si dénuée d'émotion que lorsque, plusieurs mois plus tard, son père lui avait révélé l'horrible secret de la ville, elle n'avait même pas réagi. Jude était bien placée pour connaître les atrocités dont étaient capables les êtres humains, vous pensez bien qu'elle ne fut pas surprise par un tel récit. Néanmoins, elle accepta sa position de gardienne du secret, bien qu'elle n'en ait strictement rien à foutre, pour tout vous dire. Mais elle savait que cette position aurait du revenir à sa cadette, puisque c'était elle que son géniteur privilégiait. Et c'était de sa faute si Casey n'était plus là pour assumer ce poste. Alors elle faisait son devoir à sa place, même si ça ne l'enchantait guère et que ça lui passait au-dessus de la tête.

Depuis qu'elle était morte, Casey n'avait jamais été si présente dans la vie de Jude. C'était pour elle qu'elle était devenue flic. Arrêter les criminels, les foutre derrière les barreaux, les punir pour le mal qu'ils répandaient, ça la soulageait. Elle n'avait jamais pu se repentir, et ne le ferait jamais, préférant relayer cet évènement tragique au fin fond de son esprit, l'enfouissant sous une gigantesque couche de conneries dans l'espoir de l'oublier. En vain. Mais arrêter ces connards, les faire condamner, ça lui procurait un plaisir malsain. En les punissant eux, elle se projetait elle-même. Ils étaient là où elle aurait du être.

Et la haine qu'elle leur vouait n'était surpassée que par celle qu'elle se vouait à elle-même.