Mindy brandit son nouveau né sous les yeux de Sam, et c'est tout juste si elle ne le tient pas par le pied tellement elle ne sait pas y faire. Le gosse, fripé, rouge, râlant et feulant tout ce qu'il peut pour qu'on le délivre de cette étreinte peu chaleureuse, ressemble finalement assez à son père, déjà. Il y a dans cette monstruosité d'un poupon à peine sorti de l'eau maternelle beaucoup de l'ivrogne chancelant et violent qu'est Sam pendant ses allées et venues dans les bars de Caswell à toute heure de la journée. Rien n'est pur ni mignon dans la naissance de Saul Fisher. On nettoiera après, petit à petit.

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Peut être que si les Fisher n'avaient pas tant tenu à rentrer dans la norme après la naissance de leur fils unique, celui ci n'aurait pas été aussi déglingué.
Vous n'êtes pas sans savoir que Caswell est une petite ville où les rumeurs circulent bien vite. Que la lycéenne superficielle et le poivrot du coin aient fabriqué un gosse ne passa pas inaperçu. Leurs antécédents amoureux respectifs avec la drogue non plus. Saul naît chétif, naît innocent de tout ce qui peut arriver dans le monde - et il naît pourtant déjà méprisé de toute la ville. Il dégoûte et on fait des pronostics sur sa durée de vie qui ne dépassent pas la dizaine.
Est-ce que c'est la fierté? Le fait de grandir, ou simplement de devenir parents? Personne ne sait ce qui a poussé les Fisher à devenir des maniaques obsédés par la perfection, par les apparences impeccables de bonne famille respectable de petite ville américaine. Ce que l'on sait en revanche, c'est que c'est précisément ce qui poussa Saul à être un enfant, puis un jeune homme et enfin un adulte occupé à constamment se dévorer de l'intérieur. Elevé pour ne pas faire de remous, il perçu son éducation comme une manière de lui dire de ne jamais se faire remarquer, de constamment faire profil bas, et transforma la capacité à se rendre invisible en art dont il était spécialiste. Cultivant à côté son étrangeté sans en faire part à personne, prenant un chemin secrètement beaucoup plus rebelle que prévu, le jeune Saul se permet malgré tout sans même en avoir conscience de ne pas totalement virer psychopathe complètement dézingué du bulbe. Oh, déglingué, il l'est. Mais pas assez pour être dangereux. Pas encore.
A l'âge de seize ans, Saul veut épouser la profession de gardien de phare parce qu'il aime la mer, qu'il aime les hauteurs, qu'il veut qu'on lui foute la paix, et que ça semble un excellent moyen de conjuguer les trois. Manque de pot, le job est pris à Caswell et il n'a ni les sous ni la permission parentale pour filer. Il pourrait détourner l'interdiction sans problème, adhérer au cliché du gamin qui file la clope en travers de la bouche un soir de pleine lune pour recommencer sa vraie vie ailleurs, mais Saul Fisher s'est toujours battu pour correspondre le moins possible au clichés. Têtu comme il est, il renonce au phare, s'entiche des bateaux, se trouve trop peu doué pour les fabriquer et décide de se résoudre à simplement les utiliser. D'une certaine manière, sans vraiment quitter chez lui puisqu'il s'agit de la tragédie des marins - ils ne partent jamais vraiment, ils ne font jamais que des allers-retours - il parvient malgré tout à évoluer dans un sens plus paisible pour sa pauvre âme formatée.

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Il n'a jamais vraiment considéré l'étrangeté de l'être "enfant". Il ne s'est jamais attardé, comme d'autres ont pu le faire, sur le fait qu'ils sont des versions miniatures de nous. Sur leurs petits doigts, leurs rires minuscules et pourtant bien sonores et sincères. Il est forcé de se faire ces réflexions précisément ce matin là, où les pieds nus sur le sable, levé tôt pour profiter de l'aube et de l'effet qu'à la fumée de sa cigarette dans les premières lueurs du ciel, il se trouve un interlocuteur morbide en la présence d'un corps translucide de petite fille. Elle est étendue là, en robe de poupée, des noeuds dans les cheveux, aucun souffle laissé dans sa cage thoracique qui s'était pourtant préparée à grandir. Saul sait qu'il ne peut rien faire, que c'est trop tard - il n'a de toute façon pas vraiment l'étoffe d'un héros. Ca fait quand même naître un petit quelque chose au creux de sa poitrine. Il s'approche, le visage aussi inchangé que quand il s'est levé ce matin, la soulève dans ses bras, marche jusqu'à qui de droit.
L'événement ne traumatisa pas Saul à vie, de la même manière qu'il n'a pas introduit la tragédie dans son existence, cette dernière étant déjà infiltré depuis longtemps. En revanche, ça a assez chamboulé certains trucs en lui, assez pour que Saul Fisher, inconnu du genre, se permette de tomber amoureux pour la première fois - et comme on tombe d'une chaise.

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Gloria a été ma deuxième expérience de la mort. Deuxième expérience que je n'aurais jamais vécu sans la première - je suis bien conscient que si je n'avais pas découvert cette gamine échouée sur la plage, quelque chose ne ce serait d'une manière ou d'une autre pas forcément développé en moi, et je n'aurais jamais réussi à tomber amoureux. Je n'aurais jamais fait attention à Gloria, ou de loin, et sa disparition m'aurait peu importé.
Mais voilà, les choses se sont déroulées comme ça. Et si auparavant le but premier de mon existence était de trouver des moyens pour qu'on me foute la paix, il est maintenant de retrouver coûte que coûte le connard qui m'a volé la seule personne vivante qui a eu de l'importance dans ma vie. Ce que l'espèce de bouleversement à la découverte du corps de la gamine avait enfermé pour le remplacer par une sensibilité aux autres est revenu. Je me fais parfois peur dans le genre terreur de psychopathe. Je suis les rousses dans la rue. J'angoisse. Je me recroqueville. Je répète en boucle des mots sans sens. La seule libération, je le sais, sera acquise dans la découverte du meurtrier. Et je sais qu'il est dans la ville - dès lors, personne n'est digne de confiance, tout le monde est objet de mes manipulations. Chair à pâtée.
Bienvenue dans mon monde.